Voilà certainement une des injonctions les plus fréquemment utilisées dans les articles de management ou dans la parole des dirigeants comme des collaborateurs : « il faut redonner du sens », « les gens recherchent du sens », « on a perdu le sens de notre travail » …

Ce terme de « sens », fréquemment mobilisé et souvent dévoyé, mérite qu’on s’y arrête quelques instants pour le définir, pour en saisir le « sens », la pluralité des sens !

Sans faire de longues recherches lexicographiques il y a de façon assez évidente au moins trois acceptions très différentes du mot « sens ». Et cette différence justifie qu’on l’explicite, particulièrement si le « sens » est autre chose qu’un gadget ou une mode, si on veut en faire une composante utile à l’action, utile au management, utile à une performance que l’on voudrait durable. Ce dont nous sommes résolument déterminés …

Il y a le sens appliqué au mouvement, au sens de l’orientation : la direction que l’on prend, celle qui nous indique où aller. Le cap, l’objectif, la cible à atteindre, mais aussi le chemin, c’est-à-dire l’ordre dans lequel se succèdent les différentes étapes d’un processus (pour se rendre à un endroit donné, il est possible de prendre la direction de gauche, la voie rapide, ou la direction de droite, la route touristique et côtière, et suivre telles étapes).

Mais le « sens » peut aussi se comprendre comme ce qui relève de la signification et du jugement : ce qui « fait sens ». Nous ne sommes plus ici sur la question du « où on va », mais du « Pourquoi on y va ? », « Qu’est-ce que ce projet veut dire, signifie, pour moi, pour nous ? », « comment apprécier les différents éléments de telle situation ? quels en sont les enjeux ? ». Le sens porte ici les éléments d’une compréhension et d’une faculté de juger, de se faire une opinion et de faire des choix.

Enfin, le « sens » peut aussi s’entendre au registre de la sensibilité, faisant référence aux cinq sens connus, ceux par lesquels s’exprime notre sensibilité. Après avoir été dans un registre dynamique, puis d’ordre cognitif, nous voici avec cette troisième acception du « sens » dans le registre des émotions, du corps qui ressent.

Chacune des acceptions du sens (indiquer une direction et/ou un chemin, construire une signification et exprimer une sensibilité) est importante pour l’efficacité de l’action collective. Essentielle même. Ce bref rappel et cette précision sémantique nous invitent à distinguer, à saisir la singularité de chacune des dimensions du sens afin d’en permettre une approche plus rigoureuse, plus exigeante. Ces précisions nous permettent de ne pas rester au niveau de l’incantation (« il faut donner du sens ! ») en faisant comme si la traduction opérationnelle était évidente.

Nous en proposons ici une illustration dans le cas bien particulier de l’exercice d’élaboration stratégique, de la formulation d’un projet stratégique d’entreprise. Nous mettons, en tant que consultant, la question du sens au cœur de notre approche méthodologique pour ce type d’exercice. Nous en faisons une boussole de notre accompagnement, une boussole à trois azimuts, ou à trois dimensions, correspondant aux trois acceptions du sens que l’on vient de rappeler et ce sur lesquels nous allons revenir. Nous verrons ainsi que chaque registre du sens soulève des questions et des points de vigilance – et donc des points de méthode et d’action – spécifiques.

Direction

Avec le premier élément du sens, attaché à la direction, à l’orientation, on est au cœur de ce que l’on attend généralement d’une production stratégique, avec la formulation d’une direction claire. Il ne faut cependant pas oublier qu’il n’y a pas que la destination, mais aussi la question du chemin, dès lors que le sens est pris dans sa dimension liée au mouvement. C’est là un sujet qui nous est cher, que de sensibiliser les dirigeants à l’enjeu de ce que l’on appelle alors « la méthode ». Et si les acteurs ont généralement une assez forte attention à la question de la méthode lorsqu’il s’agit du chemin pour atteindre un objectif, cette attention est souvent moindre lorsque le sujet c’est le chemin pour élaborer un objectif. Or n’est-ce pas tout aussi essentiel, si ce n’est plus ?

Signification

La réflexion stratégique aboutit sans coup férir à la production d’orientations. Mais qu’en est-il de ce qui relève de ce que le sens recouvre en termes de signification ? C’est-à-dire tout ce qui est de l’ordre de la compréhension et de la faculté de juger ? Quelle maîtrise et quelle énonciation a-t-on, dans les exercices de formulation stratégique, des prémisses que l’on pose, des questions que l’on retient, de la définition des notions que l’on manipule, de la trame des grilles de lecture que l’on mobilise, de la forme des raisonnements que l’on tient et du rendu des jugements que l’on produit, … ?

Autant les conclusions des réflexions stratégiques sont toujours présentes, autant ces éléments de signification sont trop souvent absents. Or, comment fédérer les énergies autour d’une ambition, comment créer les conditions du dialogue managérial au fil des projets et des aléas qu’ils rencontrent, comment embarquer un maximum de collaborateurs lors du passage à l’action, sans prendre appui sur des éléments de signification forts et convaincants ? Ce sont eux qui amènent la réflexion stratégique à rang de pensée, et non de simple formulation d’objectifs et de résultats à atteindre. Ce sont eux qui permettent d’éviter les malentendus de fond entre acteurs et qui génèrent un accord qui ne se réduit pas au résultat visé, mais qui porte aussi sur la finalité, sur le « pourquoi ? » et le sur « pour quoi ? ».

Sensibilité / tonalité

Cette 3ième dimension du sens est peut-être encore plus absente des productions stratégiques que la précédente, qui portait sur la signification. Qu’est-ce que la sensibilité a à voir avec la formulation stratégique ? Peut-on parler du caractère sensible d’un projet ou d’une stratégie d’entreprise ?

Nous le pensons et nous l’espérons bien ! Car que reste-t-il à une expression stratégique portant sur le devenir d’une organisation si on lui enlève l’importance, la gravité et la force des enjeux ? Si on omet l’expression du risque, de l’urgence, de la tension ? Si on lui soustrait ce qui relève de l’enthousiasme, de la sincérité, de la profondeur des convictions, de la force de la volonté ?

Il reste des conclusions basées sur quelques raccourcis logiques que l’on peut traduire en instructions. On est alors loin de ce qui exprime une réalité qui est aussi humaine, et pas uniquement technique ou économique. On est encore plus loin de ce dont ont besoin les dynamiques de transformation pour emporter l’adhésion, générer et guider le mouvement.

Produire ces éléments n’est pas qu’affaire de communication. Ce n’est surtout pas affaire de communication ! C’est au cœur du processus d’élaboration stratégique que la dimension sensible des situations se révèle et devient un élément de la rationalité. Par un travail d’écoute, de dialogue et de confrontation. Ce sont les échanges et les interactions, à tous les niveaux de l’entreprise, qui à la fois produisent de la valeur en termes analytique et expriment des nuances, une tonalité, des éléments de sens incarnés qui reflètent la réalité profonde et singulière de l’entreprise. Imagine-t-on ce dont on se prive sans cette matière sensible, au regard des enjeux de transformation qui suivent l’expression stratégique ?

Cet exemple autour de la formulation stratégique n’est qu’une illustration du pouvoir du sens, s’il est pris dans ces multiples acceptions : le pouvoir de concilier et d’articuler le mouvement, la pensée et la sensibilité. Une invitation à une aventure pleinement humaine, mais qui comporte un vrai défi de méthode. Mais c’est là une autre histoire…

Cet article exprime un point de vue. Il est surtout une invitation à en initier d’autres, en prolongement ou en rebond par rapport à cette esquisse. Les réactions et commentaires sont donc les bienvenus…

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