Rencontre avec… Géraldine RIX
Géraldine Rix est professeure à l’université de Clermont Auvergne (UFR Sciences et Techniques des Activités Physiques et Sportives). Elle a mené un travail de recherche très approfondi sur l’arbitre de rugby expérimenté en match. Ces travaux l’ont conduite à rompre avec l’approche visant à réduire l’activité de l’arbitre à une application du règlement. Elle a au contraire approché cette activité sous l’angle d’une série d’actes de jugement. Ces travaux nous semblent porteurs d’éclairages susceptibles d’être utiles aux managers. Nous essayons, au travers de ce dialogue, d’initier ce rapprochement entre deux catégories d’acteurs – l’arbitre de rugby et le manager en entreprise… Nous espérons en cela faire mieux comprendre la nature particulière du métier des premiers, et permettre aux seconds d’en tirer bénéfice…
Pascal Croset (PC) : Géraldine, pour engager notre échange, je souhaiterais que vous nous disiez sur quoi vous fondez l’idée selon laquelle une règle peut trouver sa justification ailleurs que dans sa stricte application, voire trouver cette justification dans sa non-application ! Dans un monde qui a tendance à devenir de plus en plus binaire, pour ne pas dire manichéen, il y a là une assertion interpellante !
Géraldine Rix (GR) : Avant d’être une idée, c’est avant tout une observation, rigoureusement étayée : lors d’un match de rugby, c’est-à-dire dans une situation où la règle est à la fois nécessaire et très présente, on constate que le travail de l’arbitre consiste autant à appliquer la règle qu’à savoir l’ignorer. Et il ne fait pas là des erreurs – erreurs que par ailleurs il commet immanquablement. Au contraire, il fait bien son métier, il remplit parfaitement sa fonction en ne sifflant pas, c’est-à-dire en n’interrompant pas le déroulement du jeu, pour ce qui paraît pourtant au premier abord une faute, un manquement à la règle.
P C : Diable !! Comment cette position peut-elle être tenable ?
G R : Elle est plus que tenable, elle est nécessaire ! Même si elle n’est pas simple ! Elle trouve son ancrage dans le fait que dans ce sport, et ce n’est pas le cas de tous, nombre de situations de jeu sont trop complexes, ambigües et incertaines pour que le bon déroulement du jeu ne dépende que de la seule, stricte et directe application des règles. L’argumentaire que je développe ensuite repose sur une certaine vision de l’arbitre, dans laquelle il n’est pas prioritairement considéré comme le garant des règles et de leur application, mais avant tout comme garant du « bon déroulement » du jeu. Et pour cela, son action consiste moins à « faire appliquer des règles » qu’à produire des actes de jugement.
PC : Hou là !! Vous allez trop vite pour moi ! Tout d’abord, je vous demanderai de préciser en quoi les situations de jeu sont si « complexes et incertaines ». Complexité et incertitude sont deux notions trop souvent mobilisées, y compris par des chercheurs, pour masquer une certaine vacuité de l’analyse. Je vous demanderai également ensuite de revenir sur ce glissement que vous opérez, ou plutôt que vous faites opérer à l’arbitre, entre « appliquer des règles » et produire des « actes de jugement » !
GR : Je commencerai par m’appliquer à qualifier cette incertitude, inhérente au jeu. Il y a différents cas de figures, mais le principal correspond à ces nombreuses situations où déterminer si la règle a été enfreinte ou non est loin d’être évident. Prenez le cas extrêmement fréquent où le joueur est plaqué. Il doit alors ne plus faire action de jeu et libérer le ballon – quitte à ce que ce soit un adversaire qui le récupère. La frontière entre « ne plus faire action de jeu » et « ralentir l’accès au ballon pour l’adversaire » est tout sauf évidente. Le nombre de joueurs impliqués, le niveau d’engagement physique, l’action réelle de chacun (le joueur a-t-il juste la main posée sur le ballon, ou appuie-t-il fortement dessus pour empêcher qu’on le prenne ?) … Tous ces éléments conduisent à s’en remettre à l’appréciation de l’arbitre. C’est dans ces situations, encore une fois très nombreuses, qu’il fait bien plus que « d’apprécier ». Il devient un acteur dynamique de la situation…
PC : Dans ces situations, où justement il est difficile de tirer des conclusions directes quant au respect ou non-respect de la règle, l’arbitre ne se met donc pas en position immédiate de décider et de faire part de sa décision. Mais il ne reste pas non plus dans l’expectative, dans l’inaction, dans l’attente d’un éclaircissement de la situation ? C’est cela ?
GR : Tout à fait. Il entre alors en interaction avec les joueurs, leur montre ce qui est possible, ce qui doit être fait, au regard des règles et de l’esprit du jeu. Il le fait au travers de paroles ou de gestes. Ce faisant, il lève l’incertitude de la situation. C’est ce que j’appelle un « jugement en acte ». Si les acteurs vont dans le sens qu’il a indiqué, alors le jeu peut se poursuivre. Si, malgré ses indications et ses prescriptions, les joueurs prennent un autre chemin, le non-respect de la règle devient patent et l’arbitre le signifie. La faute – au sens du non-respect de la règle – devient patente, explicite, délibérée même puisque le joueur va à l’encontre des injonctions de l’arbitre. Et l’arrêt du jeu devient le meilleur moyen d’en assurer la poursuite.
PC : On tombe alors dans ce que vous appelez le jugement de fait. A savoir le cas où la situation de jeu peut être approchée de façon binaire : il y a ou non en-avant, il y a ou non coup de poing sur le nez, il y a ou non insulte à l’arbitre. Selon que ce soit « oui » ou « non », alors la décision s’impose de fait.
Vous identifiez, je crois, un troisième et dernier type d’acte de jugement de l’arbitre…
GR : Oui, c’est ce que j’ai appelé le jugement délibéré. Il se distingue des précédents dans la mesure où il se développe non plus en cours de jeu, mais après que celui-ci a été suspendu. L’arbitre alors prend le temps d’une enquête, rassemble des éléments complémentaires à sa propre perception (avis des arbitres assesseurs, recours à la vidéo). Il délivrera ensuite aux acteurs (joueurs et spectateurs, qui assistent à sa délibération) le résultat de son analyse, ainsi que les décisions qui s’en suivent.
PC : Votre arbitre, et plus encore la façon dont vous en éclairez l’action, me fait terriblement penser à nombre de managers que je côtoie et que j’accompagne. En fait, c’est en pensant aux situations qu’ils rencontrent et qu’ils vivent, que je trouve votre notion de « jugement en actes » extrêmement fertile.
GR : Fertile !?!
PC : Oui, fertile, fertile pour l’action, car potentiellement utile à ces managers, et pas uniquement à ceux qui les observent et cherchent à les comprendre.
GR : Je sais que les images rugbystiques sont souvent utilisées dans le management ; et généralement pour figurer la notion d’équipe. Mais je n’ai pas encore vu qu’on mobilise l’arbitre à ce type d’enseigne ! Et j’avoue que le parallèle ne me saute pas aux yeux !
PC : Je comprends votre perplexité. Encore une fois, c’est moins l’arbitre que je convoque sur la scène managériale, que la notion d’actes de jugement, que vous avez élaborée à partir de lui. Le point central est alors le rapport du manager à la règle. Dans le monde de l’entreprise – ou des administrations, disons celui des organisations – le cadre réglementaire est multiple. Une part en est assez bien définie, regroupant à la fois le droit des sociétés et des affaires, le droit du travail, mais aussi les possibles règlements intérieurs, par exemple d’hygiène et de sécurité. A ces divers éléments d’une sorte de droit s’appliquant à l’organisation s’ajoutent d’autres éléments à caractère réglementaires, mais d’une toute autre nature.
On quitte en effet le champ du droit pour aller dans un espace où la hiérarchie met en place des éléments qui vont du cadrage à la définition fine et précise de ce que doit être l’action.
Je pense ici à toutes les procédures et les processus que l’organisation met en place et qui permettent de coordonner l’action dans des domaines très variés : recrutement, production, achat, budget, innovation, commercial… Les degrés de clarté et de précision des processus sont très divers, tout comme la force avec laquelle ils s’appliquent. Et nombre de ces processus sont le théâtre de tensions, d’incompréhensions ou encore de dysfonctionnements et de pratiques inadéquates et inefficaces.
GR : J’imagine que vous parlez là des processus les moins bien définis…
PC : Pas forcément. Il s’agit plutôt de toutes ces situations où le cadre réglementaire et prescriptif – le processus que l’on doit suivre, les jalons à respecter et les livrables à produire – ne va pas suffire à lever les incertitudes, quand bien même le processus serait parfaitement formalisé et rigoureusement appliqué.
GR : Pourriez-vous illustrer, cela reste assez vague pour moi ?!
PC : Un cas assez fréquent et typique est celui du processus d’innovation. Il en existe de nombreux modèles, mais tous tournent plus ou moins autour de la même logique et des mêmes repères. Lesquels sont issus des entreprises industrielles et pour lesquelles l’innovation est vitale (je pense notamment à l’industrie pharmaceutique ou automobile). Mais ces process sont assez inadaptés à des entreprises de service et/ou pour lesquelles l’innovation est un enjeu, mais sans être pour autant une nécessité de tous les instants.
Pour être plus précis – et il le faut – ce n’est pas tant les process eux-mêmes qui ne sont pas adaptés que la façon de s’en servir et ce que l’on peut attendre de leur application. Car dans ces organisations l’innovation reste une notion très floue, dont les contours, les formes et les principes sont loin d’être communément partagés…
GR : … et dans un tel contexte, il ne suffit pas de poser un processus pour lever les ambiguïtés.
PC : Absolument, derrière toutes ces ambiguïtés, il y a des difficultés, nées d’incompréhensions, mais aussi d’enjeux contradictoires. Face à cette incertitude, si le manager se contente de rappeler les acteurs à la règle, alors deux cas de figure – au moins – se présentent…
GR : Si je prolonge le parallèle que vous faisiez avec ce que j’ai pu dire de l’arbitre de rugby, j’imagine que l’un de ces deux cas correspondrait à un jeu qui perdrait beaucoup de son attrait. L’application stricte et immédiate du règlement tuant une des dimensions principales ; dans le cas du match de rugby il s’agirait du mouvement.
PC : En effet. On constate bien souvent que le respect très formel du processus d’innovation se fait au détriment… de l’innovation même : je sais satisfaire aux exigences du processus, je sais rendre les livrables attendus, mais en fait je me suis appuyé sur la commande formelle pour éviter de me confronter à ce qui restait ambigu.
C’est pourtant dans cette ambiguïté que résident, entre-autre, la nécessité de créer des formes nouvelles d’interactions entre managers, ou encore le fait de mettre en question et en tension l’existant, bref de laisser une chance à l’innovation !
L’ambiguïté ou l’incertitude sont des espaces de réinvention, de mouvement, de créativité. Le nier, en contournant ces espaces et en s’appuyant pour cela à l’excès sur le côté formel du processus, conduit à appauvrir la démarche, et souvent jusqu’à lui enlever tout sens… Et son efficacité, car il n’est pas d’efficacité durable sans une intention assez marquée pour la soutenir.
Le second cas de figure regroupe toute une famille de situations qui ont en commun la désagrégation plus ou moins rapide du processus. Soit qu’il devienne un lieu de conflits trop fréquents et trop violents, soit que le non-respect des règles devienne la règle et que le manager en charge s’en accommode !
GR : Le pire des deux cas ne reste-t-il pas le premier, celui où le processus vit, fonctionne, mais finalement en restant très en deçà de ce qu’il peut aider à produire ?
PC : Certainement. Et là, l’analyse que vous développez me semble véritablement de nature à aider le manager, en lui proposant un type d’attitudes par rapport à la règle, en l’occurrence par rapport au processus formel, auquel il n’a peut-être pas pensé, auquel il n’est pas familier, ou du moins pas assez familier.
De nombreux chercheurs travaillent autour de cette notion de règles, et tout particulièrement autour de leur incomplétude : que faire alors que la règle ne dit pas tout ? Mais il me semble que l’apport spécifique de votre travail tient à ce qu’il se situe au plus près du manager, au plus près de celui qui est responsable et en charge. Et surtout, vous vous attachez à le saisir en action, dans son fonctionnement même …
GR : Il est vrai que le jugement en acte semble tout à fait pouvoir s’appliquer à ce manager en charge d’un processus. S’il ne se considère pas prioritairement comme le garant du processus, mais d’abord garant de la réussite de la dynamique associée à ce processus, alors il peut approcher son rôle d’une façon toute différente de celle que vous décriviez. A chaque fois que qu’un processus met les acteurs dans une situation ambigüe, nouvelle et délicate, il y a alors pour lui une opportunité à les accompagner autrement qu’en leur rappelant la règle.
PC : Effectivement. Qui peut dire quels sont les enjeux précis de l’entreprise en matière d’innovation, les sauts qu’il y a à opérer ? On ne peut attendre du processus qu’il soit porteur de ce sens, de ces repères et de ces exigences. Mais ce processus et la situation à laquelle il s’applique donnent au manager de formidables points d’appui pour cela. On a à la fois un terrain (l’innovation), un règlement (le processus), des joueurs (les acteurs des différents services impliqués dans la démarche d’innovation), une action de jeu (ce moment où une difficulté apparaît), et un arbitre (le manager en charge de l’innovation). En repérant une action de jeu qui pose problème, le manager se donne la possibilité d’intervenir à la fois en rappel des enjeux, des finalités, des règles et en accompagnement des joueurs. C’est un moment hautement privilégié où, en situation, les acteurs peuvent se réapproprier l’esprit du jeu et se caler sur la façon d’y jouer, sous l’incitation du responsable.
GR : Vous faites là le dessin d’un manager particulièrement impliqué. L’autorité dont il est investi ne s’exprime pas seulement dans la définition d’orientations, la fixation d’objectifs et dans la pratique de la décision. Son autorité devient également le vecteur des convictions dont il est porteur.
PC : Tout à fait. Les situations qui jalonnent le processus d’innovation lui donnent autant d’opportunités, non seulement d’exprimer ses convictions en matière d’innovation, mais surtout de les faire vivre dans l’action, au contact de ceux qui feront la réussite de sa politique.
Il pourra pour cela s’appuyer sur une palette d’attitudes dans laquelle les trois types d’actes de jugement que vous évoquez ont leur place : jugement en acte, pour toutes les situations ambigües ou incertaines où il guidera les acteurs, jugement de fait, à chaque fois qu’une règle ou qu’un principe de base sera ouvertement transgressé, jugement délibéré lorsqu’une situation demande un approfondissement de l’analyse avant de trancher. Ces trois postures du manager apparaissent pleinement complémentaires, chacune ayant une zone de pertinence bien définie – ou plutôt qu’il convient au manager de bien définir.
GR : Vous semblez suggérez que cette attitude, ou plutôt le jeu entre ces différentes attitudes est peu pratiqué…
PC : Oui, avec toute la limite associée à ma place d’accompagnement de managers et de dynamiques d’organisations, je constate une présence relativement faible de jugements en acte, comme une limitation que des managers imposent à leur propre action. On en trouve l’écho dans l’aval de la décision. Il me semble en effet, que trop peu de décisions sont commentées. Je ne parle pas là de communication, encore moins de justification, mais d’un accompagnement, d’un rappel du sens de l’action au cœur même de la prise de décision puis de la décision elle-même et de son application.
GR : Si je reviens à l’arbitre, il est une caractéristique essentielle qui permet le jugement en acte, c’est la proximité aux joueurs et à l’action. Une très forte proximité. Si l’arbitre n’est pas là où se situe l’action, le jugement en acte devient impossible. Votre manager a-t-il cette proximité avec ses acteurs ?
PC : Votre interpellation est particulièrement essentielle. Car elle permet de souligner encore plus le caractère privilégié des rares moments où le manager est effectivement au contact de l‘action qui se fait et de ceux de ses collaborateurs qui la font. Le processus d’innovation, pour conclure avec cet exemple – qui n’en est qu’un parmi tant d’autres – propose ces temps de proximité. Ce sont par exemple les réunions du comité innovation – ou de son équivalent, les terminologies varient – où s’opère la revue du portefeuille de préprojets et de projets d’innovation. Cette présence à l’action, structurellement épisodique, met également en exergue une autre condition toute aussi essentielle à la pratique du jugement en acte… à savoir la cohérence du manager. Sans cette exigence de cohérence, le manager rendrait patente son absence de vision, de détermination et de leadership. On comprend que dans ce cas il en reste aux jugements de fait, et aux décisions in vitro !
GR : Cette cohérence est en tout cas pour l’arbitre une nécessité. Il ne peut appréhender diversement des situations qui se ressemblent. Mais pour le dire en positif, c’est aussi là qu’apparaît un style, au bon sens du terme.
PC : Il est effectivement intéressant de voir le style de management se fonder sur les moments de présence à l’action et sur une exigence de fond et de cohérence. Exprimer une volonté et un style, voilà une perspective à la hauteur du défi du métier de manager !
GR : J’espère en tout cas que les managers sensibilisés aux différents actes de jugements seront plus compréhensifs vis-à-vis des arbitres, et notamment des arbitres de rugby !
Ils partagent probablement avec eux le fait de recevoir plus qu’à leur tour la critique facile de ceux qui regardent …
* Rix, G. (2005). Typologie des actes de jugement de l’arbitre de rugby expérimenté. Science et Motricité, n°56, 109-124.
Cette « Rencontre avec… » exprime un point de vue. Elle est surtout une invitation à en initier d’autres, en prolongement ou en rebond par rapport à cette esquisse. Les réactions et commentaires sont donc les bienvenus…
Laisser un commentaire