Le Tout, le Temps, le sens de l’essentiel et la transmission

Suivi d’un dialogue virtuel entre (grand) Nord et Sud

Les inuits du Groenland sont l’un des rares peuples autochtones du grand nord arctique à avoir su aussi bien résister, à ne pas avoir (encore) été emporté par la rencontre avec les civilisations dites modernes.

Il y a à cela de multiples explications : l’éloignement et la rudesse des conditions de vie, le manque d’intérêt de la puissance coloniale à l’origine (s’il y avait eu de l’or ou toute autre ressource de grande valeur, l’histoire eut été différente), le rôle clé de quelques personnes dans la façon d’engager la rencontre (Knud Rasmussen, danois, mais en partie d’origine groenlandaise, a posé au début du 20ième siècles des modalités de rencontre et d’échange qui furent protectrices des populations locales), le sursaut autonomiste avant qu’il ne soit trop tard (dans les années 70), la traduction de ce sursaut sur le plan politique, institutionnel, avec des choix stratégiques très structurants, comme celui de faire du groenlandais la seule langue officielle du pays (2009), ou de se retirer de la communauté économique européenne (dès 1985), chacune de ces décisions étant particulièrement engageante dans la mesure où elles avaient également un coût important, en termes de développement immédiat.

Au-delà de ces premières explications, il y a aussi les forces intrinsèques d’un modèle, d’une culture, forgée au fil des siècles. Des forces qu’on ne peut discerner qu’en s’approchant d’un peu plus près, en allant au-delà des préjugés mais aussi des images représentant (et enfermant) les inuits dans une dimension purement traditionnelle. C’est ce que j’ai tenté de faire en allant, au fil d’une décennie, à la rencontre d’un territoire et de ses habitants, au moyen d’un des symboles les plus emblématiques de leur culture : le kayak. Ma grande surprise a été de découvrir des ressorts qui n’ont pas seulement contribué à leur résilience, mais qui constituent également une source puissante et moderne d’interpellation et d’inspiration, pour « nous ». C’est ce que Jean Malaurie (l’un des plus grands chercheurs sur le monde arctique, malheureusement décédé depuis l’écriture de ces quelques lignes) dit déjà depuis de nombreuses années et qui me semble toujours plus précieux et d’actualité dans un monde en profonde mutation sur des questions cœur pour les inuits (mais aussi pour nous maintenant), des questions auxquelles ils ont déjà apporté des premières réponses et sans lesquelles leur société aurait disparu : le changement climatique, le pouvoir de la technique (moyens de communication et de production), et les limites d’un monde régi par une économie trop faiblement régulée par des éléments de sens…

Les éléments de culture et de modèle que j’ai pu relever sont différents, ou exprimés différemment de ceux des anthropologues, principalement du fait de mon amateurisme, mais aussi par un prisme de lecture privilégiant l’angle du stratégique, de l’organisationnel et du managérial. C‘est aussi ce qui fait que les interpellations ou enseignements que j’en retire s’adressent uniquement à mes interlocuteurs naturels que sont les entreprises, les organisations.

Les éléments principaux de ce modèle sont selon moi une pensée du Tout et du temps, un sens de l’essentiel et une extraordinaire capacité d’apprentissage et de transmission.

  1. Une pensée du Tout

Le Tout des inuits du Groenland fut pendant plus de deux mille ans celui des forces de la nature. Il ne leur a été possible de vivre, et même de survivre, que par une compréhension de ces forces (liées à la faune, la flore et aux éléments). Une compréhension nécessairement holiste puisque ces forces interagissent entre elles d’une façon complexe, multiple, structurante, et décisive pour la vie des inuits au quotidien. Un niveau de complexité inouï (!) car il comprend les questions météorologiques (l’un des domaines de la connaissance les plus complexes à approcher, avec celui du vivant) qu’il combine avec des questions relevant des espèces animales, de la dynamique des eaux, des glaces et des sols.

Ils ont développé de ce Tout une compréhension sensible et spirituelle, en l’occurrence chamanique, mais aussi et avant tout, et on ne le dit que trop rarement, cognitive. Jean Malaurie le répète sans cesse (en étant célébré mais sans être véritablement entendu) : les inuits ont développé un savoir, une base de connaissances qui va même au-delà de ce que la recherche scientifique est capable de produire. La raison (qui est aussi celle qui explique, toujours selon Malaurie, les limites de la science) c’est cette capacité à se positionner au niveau du Tout et de ses grands équilibres (là où la science, par construction, mais aussi par dérive, se bâtit dans des espaces distincts, avec des axiomatiques différentes, rendant quasi impossible la saisie cognitive des objets les plus complexes, qui restent même à bonne distance des difficiles efforts d’interdisciplinarité).

C’est sur ces bases cognitives d’une pensée du Tout que les inuits ont développé et fait évoluer des outils, des dispositifs, des savoir-faire, des organisations qui leur ont permis de vivre dans un environnement aussi difficile, aussi exigeant pendant des siècles.

Ce sont donc de grands maîtres d’un savoir complexe. Et les plus humbles des maîtres, puisque leur vision et leur connaissance systémiques du monde leur est naturelle. Parce que vitale, elle leur est nécessaire. La force d’inspiration tient à ce que ce savoir complexe, tellement avancé, s’est construit et enrichi dans l’action, en lien permanent avec la vie, le quotidien et ses défis. Un savoir embedded dans les enjeux les plus vitaux. Un « savoir pour agir » alors que, c’est du moins mon avis, le fossé entre la production de connaissances d’une part et l’intelligence collective en action (ou le progrès humain) d’autre part, ne cesse de croître dans nos sociétés.

  1. Une pensée du Temps

Pour les inuits groenlandais la question du Tout est indissociable de celle du temps, du temps court comme du temps long. Parce que l’environnement dans lequel s’inscrit leur vie est soumis en permanence à des changements profonds. Des changements très rapides et en partie imprévisibles auxquels il leur faut s’adapter, au risque sinon de disparaître. Mais aussi des évolutions s’effectuant sur des périodes bien plus longues, tout aussi structurantes et qu’il leur faut également savoir lire et anticiper.

Ces habitants de l’arctique ont de ce point de vue du rapport au temps une supériorité évidente sur « nous » : non seulement ils savent que leur espace de vie est en mouvement permanent, mais surtout, ils ne l’oublient jamais. Leur pensée du temps structure leur vie au quotidien et leur société, d’une façon que les modes de pensée classiques ont du mal à saisir.

Il n’est ainsi pas une conversation avec un européen ou un américain travaillant ou ayant travaillé au Groenland sans qu’y soit soulignée l’incapacité des groenlandais à inscrire une pensée ou un effort dans une certaine durée et dans une certaine organisation. Ils apparaissent à ceux qui ne savent pas les voir comme peu capables de se situer autrement qu’au présent. Cette constatation / jugement est en partie juste, mais elle est fondamentalement fausse. Il est vrai que les groenlandais vont le plus souvent privilégier le présent au moyen terme. Il est vrai également qu’ils ont globalement une certaine réticence à s’inscrire dans les schémas de vie et d’organisation qui ont longtemps fait la puissance des sociétés occidentales (mais qui en sont aujourd’hui la limite) : la structuration, la planification et l’organisation hiérarchique (le modèle politique historique des inuits ne connaît pas la figure du « chef », il est bâti autour d’un agencement de compétences et d’un modèle qui combine la solidarité et la responsabilité individuelle – socle de tout). Ce jugement externe et aveugle porté sur les inuits produit une vue courte et erronée. Il occulte deux choses essentielles. La première est le fait que si les inuits du Groenland savent effectivement s’adapter au présent avec tant d’efficacité, c’est que les changements, aussi imprévisibles soient-ils, ne les surprennent pas et/ou ne les déstabilisent pas, c’est qu’ils en ont une lecture et qu’ils y sont préparés (par les savoirs qu’ils ont produits, qui leur permettent de comprendre ce qui se passe, et par les savoir-faire exigeants et pointus qu’ils ont développés et qui relèvent de cette fonction d’adaptation, face à l’imprévisible mais aussi face à l’inconnu – qui sont deux choses très différentes).

La seconde occultation est encore plus majeure. Elle passe à côté du fait que les décisions qui sont prises, y compris en temps réel, en ajustement, en adaptation, le sont systématiquement avec un souci du long terme, avec le souci de la durabilité (sustainibility). Car ils savent que, dans leur environnement, la gestion durable des ressources et des équilibres (ce qui est encore plus difficile) est une condition de la survie, à l’inverse de plusieurs siècles de notre propre développement où ni les ressources ni les équilibres n’ont été un sujet (une ressource en remplaçant une autre). Et aujourd’hui qu’ils le deviennent, nous n’avons que peu de moyens cognitifs, pratiques et/ou éthiques pour les saisir et les intégrer dans un mouvement qui a bien souvent des airs de fuite en avant (voir le très beau texte de Bergson, écrit il y a près de 100 ans (!!!) sur l’hypertrophie de la technique par rapport à une pensée capable de l’inscrire dans une éthique qui permettrait de ne pas la subir).

Les inuits sont donc également des maîtres du temps et d’une ambidextrie (non pas production / exploration, mais agilité / durabilité) que personne, ou presque, ne leur reconnaît (et dont ils ne sont eux-mêmes pas assez conscients ; s’ils l’étaient, ils sauraient mieux occuper cet espace « méso » du moyen terme). Cette ambidextrie, qui révèle une capacité à voyager dans le temps, explique par exemple le fait que les impacts, visibles et réels, du changement climatique les mobilisent mais sans les déstabiliser. C’est un changement qu’ils voient venir, qu’ils ont connu à différents temps de leur histoire, dont ils ont la mémoire, qui ne les effraie pas et auxquels ils s’adaptent, y voyant par ailleurs autant de menaces que d’opportunités. Mais, outre la base de connaissances et de pratiques, il est bon de rappeler que cette faculté d’adaptation n’est possible que parce qu’ils ont conservé – ou plutôt reconquis – une autonomie politique suffisante. Sans quoi, à l’instar d’autres communautés inuites (au Canada, en Alaska et dans une moindre mesure en Russie) ils seraient à la traine d’un Etat central qui ne les comprend pas, ne les entend pas, leur applique des politiques insensées et dilue peu à peu leur modèle.

Une pensée du Tout et du Temps, ancrée dans le réel, a donc assuré leur voyage à travers les siècles. La rencontre avec « le monde moderne », leur capacité à y trouver une place sans s’y perdre, a révélé une autre caractéristique, une force aussi essentielle que les précédentes et qui nous fait également souvent défaut.

  1. Le sens de l’essentiel

Lenhardt, et bien d’autres, nous invite à distinguer « l’essentiel dans l’important ». C’est une prescription forte, louable, pas aisée du tout à amener dans l’espace du réel. L’observation des inuits groenlandais nous aide à comprendre ce que cela veut dire au concret, l’enjeu et la difficulté que cela représente ainsi que les qualités et les pratiques que cela exige.

La rencontre avec le « monde moderne » a produit des torsions phénoménales sur ce qu’étaient les fondements des sociétés inuits. Par exemple l’arrivée d’une économie capitaliste (alors que leur société ignorait l’argent !), la contrainte par l’oppression (alors que ce peuple n’a connu ni guerre, ni guerre civile et fonctionnait, on l’a dit, sans chef et même sans Etat !), l’arrivée de l’écriture, avec tout ce que cela implique dans la (re)structuration du savoir, de la mémoire et du pouvoir. Cela a bien évident transformé en profondeur leur société (et généré des problèmes très lourds) mais, nous le disions en introduction, d’une façon qui n’en a pas détruit les principaux fondements, ou les principes fondamentaux (à l’inverse d’un certain nombre de peuples dits « premiers »).

Cette réussite le doit à la capacité à n’avoir pas perdu le sens de l’essentiel.

Difficile de trouver les ressorts ou le centre nerveux du « sens de l’essentiel ». Je pense qu’il est grandement installé dans les grilles de lecture que l’on mobilise et dans les questions que l’on se pose, ainsi que les pratiques que l‘on développe. Juste deux illustrations parmi de nombreuses autres que nous proposent les inuits du Groenland.

 

Les grilles de lecture

L’argent est maintenant là, dans la société groenlandaise (sous la forme de couronnes danoises). Son arrivée fut progressive, grâce notamment à Knud Rasmussen qui a d’abord introduit une monnaie uniquement locale, afin d’éviter aux autochtones d’être balayés par l’absence de recul et d’expérience sur les pratiques commerciales et le rapport à l’argent. Il a de la même façon amené les Inughuits (inuits du nord-ouest du Groenland) à se structurer autour d’un conseil des chasseurs pour préparer leurs interactions avec les structures politiques précoloniales danoises.

En partie grâce à ces protections, mais sans qu’on en comprenne pleinement les raisons, on ne peut que constater – et à titre personnel cela me sidère – que ces inuits groenlandais ont réussi à échapper au déterminisme qu’Aristote a si bien décrit, qu’il appelle la chrématistique et qui est le processus par lequel l’argent, initialement moyen, devient une fin en soi, au moins pour une partie des gens (ceux-là même qui, de ce fait, développent une puissance, un pouvoir et tendent à généraliser cette fonction de l’argent et de son accumulation dans les mécanismes de la société). Comme si les groenlandais avaient su ce que l’argent ne comble pas et ce qu’un certain usage risquait de leur faire perdre. Une conscience aigüe du sens de l’essentiel, sans s’opposer à des réalités nouvelles (ils n’en avaient de toutes façons pas les moyens), et sachant maintenir les fondements d’un modèle originel (en la matière fondé sur le partage).

Les questions que l’on se pose

Le sens de l’essentiel a aussi sa trace, ses germes, dans les questions que l’on se pose, d’où l’enjeu de l’acuité de ces questions et de la façon dont on les pose. Pour Olinguaq Kristiansen, grand chasseur de Savissivik (l’un des villages les plus isolés au monde, avec ses 37 habitants, et ses premiers voisins situés à 400 kms), la question de savoir combien il a de chiens (elle lui est régulièrement posée) n’a pas de sens. Il sait qu’il en a assez, ou pas, il sait combien de phoques il lui faut tuer pour les nourrir, il sait combien il doit en remplacer, il sait quels sont les jeunes de la meute qui peuvent commencer à être formés par les plus anciens… Savoir combien il a de chiens au total n’a non seulement pas d’intérêt, mais cela poserait en plus tout un champ d’autres questions qui l’éloigneraient de l’essentiel, qui l’installeraient dans une grille de lecture, si évidente pour nous (gestion du stock, contrôle, …), mais inadaptée à ses propres enjeux.

Par les questions que l’on se pose, par les grilles de lecture que l’on mobilise, par les décisions que l’on prend, le sens de l’essentiel s’exerce, comme tous les sens d’ailleurs. Il s’exerce au quotidien, dans un vaste champ de décisions, d’actions, le plus souvent très prosaïques, comme celles liées à la chasse. Mais parfois à d’autres échelles. Il y a trois ans les principales élections du Groenland ont eu pour enjeu un unique sujet : l’avenir d’un important projet minier (extraction et exploitation de terres rares) dans le sud Groenland. Un projet capable de soutenir économiquement la volonté politique d’accroître l’autonomie et d’aller vers l’indépendance. Mais un projet qui aurait eu des conséquences environnementales susceptibles d’affecter la vie de quelques centaines d’habitants, et qui aurait touché au dogme du nucléaire (de l’uranium étant présent en faible quantité). A ma grande surprise, et alors que de plus en plus de groenlandais habitent dans des villes, le choix a été fait de renoncer à l’exploitation minière et à ses revenus.

Savoir ce que l’on ne veut pas, et ce que l’on ne veut pas perdre, peut être un bon début pour aller vers une expression de ce que l’on veut…

Pour autant, ce sens de l’essentiel, chez les inuits groenlandais, n’est pas téléologique. Il n’est pas essentiellement basé sur une idée de « là où ils souhaitent aller ». L’enjeu historique premier n’était pas le développement, encore moins la croissance, mais la durabilité, sans qu’on la réduise pour autant à la survie et au moment présent (c’est bien plus riche que cela, même si c’est difficile à saisir, car éloigné de nos grilles de lecture).

  1. La transmission et l’apprentissage

Des connaissances fortes, holistes, ancrées dans la réalité, inscrites dans des grilles de lecture, en appui à des pratiques et qui nourrissent l’exercice d’un sens de l’essentiel… Voilà qui forme certaines des bases d’une culture et d’un modèle qui a su se maintenir dans l’adversité, assurer une sustainibility. Mais il manque encore une pièce essentielle, peut-être le cœur ou le moteur de ce modèle, qui ne m’est apparu que tardivement, lors de mon avant-dernière expédition : l’apprentissage et la transmission.

C’est arrivant à Savissivik que j’en ai pris la mesure, après de longues heures de discussion avec Olinguaq. Au point d’interrompre un de nos échanges en lui disant : « tu es un chasseur, mais quand je t’écoute je ne peux m’empêcher de voir un enseignant-chercheur, un professeur et même un directeur d’école ou d’université ! ». J’aurais pu ajouter « une université comme je les aime et je les rêve ». Il venait de me parler longuement de la façon dont il développe et transmet tout un ensemble de connaissances autour de son métier, un métier qui est un art et une façon de vivre, mais aussi tout le contexte dans lequel ce métier se pratique et qui renvoie aux éléments du Tout évoqués précédemment (savoirs environnementaux, techniques, capacité et habilité physique, éthique, …).

Il ne s’agit pas uniquement d’apprendre et de transmettre des connaissances et des pratiques ancestrales. Il y a matière, opportunité et même nécessité à développer en permanence de nouvelles connaissances tant une part importante des conditions d’exercice et de vie évoluent : qu’elles soient d’ordre technique (comme la motorisation des bateaux, les outils de communication), réglementaire (les quotas, les zones protégées), environnemental (la réduction de la période de banquise), local (l’évolution de la population et des infrastructures du village), animal (l’évolution du comportement des espèces), géopolitique (le regain d’intérêt et de tension dans la zone arctique autour des six pays directement concernés, dont deux grandes puissances,)…

Que ce soit avec ses collègues ou avec sa famille, Olinguaq semble avant tout guidé par cet élan autour de la connaissance, de l’apprentissage et de la transmission, au croisement de savoirs anciens et nouveaux et en prise constante avec la réalité, celle des gens, des choses, de l’environnement. Un savoir et des connaissances issus de l’histoire et mis en permanence à l’épreuve de la vie au quotidien et des nouveaux défis, qui ne manquent pas. Si je me permets de donner un tel poids à Olinguaq, son exemple et ses paroles, c’est parce qu’il est ce que l’on appelle un « piniartoq », c’est-à-dire celui qui, par l’étendue de son savoir et l’excellence de sa pratique est un « leader », un référent que l’on écoute et à qui on donne le pouvoir de prendre certaines décisions (comme le choix du lieu de chasse).

Ce qui frappe, c’est l’agilité et l’équilibre avec lesquels les inuits du Groenland naviguent au milieu de ces mutations, de ces incertitudes, de ces défis. Une agilité que symbolise à elle seule la chasse au narval. Chasse traditionnelle s’il en est, mythique même, qu’Olinguaq et ses collègues pratiquent au croisement des outils les plus modernes (bateau à moteur et GPS, fusil à lunette) et anciens (kayak, harpon), dans un espace de réglementation auquel ils s’adaptent, intégrée à une activité économique et commerciale mais conservant les formes anciennes de partage du produit de la chasse, et en continuant à rassembler des personnes de toutes générations autour de l‘activité (depuis Qilliaq, le petit-fils de 5 ans, au beau-père de 80 ans).

Ce qui achève de me surprendre c’est qu’aujourd’hui encore, comme aux siècles précédents, ces apprentissages et la transmission (par exemple autour de cet univers extraordinairement complexe qu’est la chasse) sont réalisés… en l’absence de toute forme d’écrit ! Cela n’entame en rien ma croyance profonde dans le pouvoir de l’écrit, mais cela interroge sur les modalités d’apprentissage et de transmission de ces inuits du grand nord groenlandais. Faut-il que leur savoir-faire d’apprentissage soient puissants pour qu’ils aient atteints de tels résultats en l’absence de tout support écrit ! Faut-il que la transmission soit effectivement au cœur même de leur modèle, assurant ainsi, et son évolutivité, et sa durabilité.

Sur cet enjeu, cette nécessité d’évolution, il faut entendre la parole d’Aliqatsiaq Peary, cette autre figure du grand nord Groenlandais (qui nous fut d’une aide précieuse dans notre dernière expédition) : « Il ne faut jamais vivre les rêves de ses pères » (cela nous valut de longues heures de discussion !).

Je suis sorti de la maison d’Olinguaq, du bateau d’Aliqasiaq et des quinze expéditions qui ont précédé avec cette interrogation, que depuis j’instruis : « que devons-nous impérativement apprendre de Savissivik, de Qaanaaq et des inuits du Groenland ? ».

Peut-être qu’une part de la réponse vient… du Maroc… Il y a tout juste 15 ans (autant d’années que ma découverte de l’Arctique) que j’instruis cette autre question : « Que devons-nous apprendre de l’OCP (la plus grande entreprise du Maroc) ? », ayant le privilège d’être un témoin et un accompagnant de cette entreprise sur le long terme. Une entreprise qui a conduit une transformation édifiante, qui a bouleversé et continue de bouleverser les lignes du management, qui est devenue, entre autre, un cas d’étude à Harvard. Cette entreprise a fondé sa trajectoire sur des éléments de pensée qui, aujourd’hui, par leur cohérence et leur effectivité, font « modèle » (pas au sens du modèle à suivre, mais au sens d’une pensée forte, capable de guider). Et il se trouve que les inuits de l’Avanersuaq et les marocains de l’OCP semblent partager certains éléments de leurs modèles.

 

Mise en écho et dialogue virtuel entre inuits du Groenland et marocains de l’OCP

Pour qui connait un peu le Groupe OCP[1], il est évident que sa dynamique et son succès des quinze dernières années sont fortement, et même fondamentalement marqués par :

Une pensée du Tout : c’est même un des fondements de sa renaissance, en ayant su faire de la maîtrise de la complexité un levier de la création de valeur et de performance.

Une pensée du temps : avec, dès l’origine, une inscription du nouveau cycle de transformation dans une histoire devenue depuis centenaire ; mais aussi, au sein même de ces plus de quinze années de transformation, une succession de « S-Curv » où s’expriment à la fois des inflexions et une continuité. Et bien sûr, parallèlement à cette capacité à lire le sens d’une trajectoire passée, une ambition qui se projette avec force sur l’avenir et se redéfinit (s’enrichit) à mesure que l’entreprise se transforme.

Un sens de l’essentiel : « raison d’être », « higher purpose », « étoile du Nord » … Derrière ces vocables génériques on trouve à l’OCP une expression d’éléments de sens qui expriment un essentiel, supérieur même à toute autre forme d’expression à caractère stratégique (au sens classique de stratégie business, produits x marchés x technos).

L’enjeu des savoirs (plus peut-être que de la transmission) et de l’apprentissage : depuis l « l’entreprise d’apprenants », le « mouvement », jusqu’à l’émergence de l’université Mohamed VI Polytechnique, la politique et les investissements de l’entreprise n’ont guère de limites lorsqu’il s’agit de développer toutes formes de connaissances et de soutenir les dynamiques d’apprentissage de tous les collaborateurs.

L’écho avec les éléments de modèle que l’on vient d’exposer concernant la société groenlandaise est frappant. Il a beau s’agir d’entités humaines évidemment différentes, cela n’empêche (au contraire, même) ni les rapprochements, ni le dialogue. Un dialogue indirect, et même virtuel puisque c’est un tiers qui l’établit, voire l’instrumentalise. Une sorte d’invention à deux voix, sur des bases bien réelles, amenée à interroger, à interpeller…

Le dialogue virtuel entre ces deux entités pourrait prendre cette forme :

Ensemble, ces deux entités, qui chacune a un poids à l’échelle du monde, nous montrent que ces éléments de modèle, qui sont loin d’être banalisés, ont contribué à deux réussites assez phénoménales. Celle de la société Groenlandaise, dans sa résilience, et celle du Groupe OCP, dans sa transformation et sa performance durable.

La réussite de l’OCP dit au Groenland que les éléments de modèle qu’ils ont en commun peuvent accueillir une pensée plus téléologique, plus stratégique, plus volontariste, sans pour autant se renier. Que faire partie du monde – et le Groenland n’a plus ni le luxe ni la capacité de s’en exclure – nécessite quelques guidelines ou attracteurs posés dans un horizon de moyen terme, ainsi que des savoir-faire qui viennent compléter ceux de l’agilité. Avec également la possibilité et l’enjeu de s’approprier le pouvoir de l’écrit.

A l’inverse, l’exemple du Groenland pourrait indiquer à l’OCP certaines clés de durabilité, de résilience et d’évolutivité d’un modèle. Des clés qui se trouvent dans le sens donné au parcours. Pas seulement le parcours à venir (l’OCP le fait très bien) mais celui qui a déjà été fait et qui porte en lui certains éléments socle. Pas la somme et la mémoire des victoires, voire des défaites, mais l’expression des éléments de sens qui se sont exprimées au cœur des pratiques et des dispositifs qui ont conduit à ces victoires (ou ces défaites, que l’on a su surmonter). Le cas du Groenland montre également des formes inspirantes de transmission et d’apprentissage, essentiellement axées sur le collectif et les pratiques, et qui elles aussi contribuent à faire évoluer un modèle sans le dénaturer dans ses fondements.

Pour conclure cette note, je souhaiterais convoquer l’avocat du diable :

  • Quelle importance peut-il y avoir au fait que le modèle d’entreprise OCP perdure, ou qu’à l’inverse il redevienne dans quelques temps un modèle plus « classique », ou au fait que la société groenlandaise finisse par être digérée par des modèles dominants, occidentaux ou autres ? C’est la loi du genre… Celle de l’évolution…

Effectivement, autant j’essaye d’être le plus objectif possible dans l’analyse de ce sujet, autant il y a dans le fait même de s’y intéresser une part de subjectivité qu’il faut assumer : celle d’avoir la conviction – qui s’étaye –  que le modèle d’entreprise OCP tel qu’il se bâti depuis plus de 15 ans, ou les fondements de la société groenlandaise telle qu’elle résiste aux influences et aux pressions, participent tous deux – et avec certains points communs – d’un monde qu’on imaginerait meilleur si ces approches et ces pratiques pouvaient perdurer, continuer à évoluer, et même (nous) inspirer…

Auteur : Pascal Croset (pascal.croset@intedyn.fr)

[1] Pour en approfondir la connaissance du Groupe OCP, il y a de nombreuses publications, dont les deux ouvrages que nous y avons consacré : « L’ambition au cœur de la transformation » – Dunod 2013 (prix Fondation Manpower – HEC) ; « L’entreprise et son mouvement » – Intedyn Editions 2017

Cet article exprime un point de vue. Il est surtout une invitation à en initier d’autres, en prolongement ou en rebond par rapport à cette esquisse. Les réactions et commentaires sont donc les bienvenus…

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