Débattre, défendre ses positions, imposer son point de vue, mener une guerre idéologique… le vocable du débat ressemble sensiblement à celui de la guerre ! Débattre, s’apparente-t-il à mener une guerre des idées ? Peut-on assumer ses positions sans déclarer la guerre à ceux qui ont des opinions différentes ? Vous arrive-t-il de ressentir une ambiance de guerre froide, voire d’hostilité lorsque vous exprimez vos idées ?
Force est de constater qu’une opinion différente de la nôtre nous tourmente, comme si elle s’opposait à nous. On ne supporte plus le désaccord ; il est vécu comme intolérable, pire, comme une attaque personnelle ! Notre société est en proie à un effondrement de la conversation civique, comme en témoigne la double période électorale que nous avons vécue début 2022 autour des Présidentielles, puis des Législatives. Les débats ont été le tableau de jeux politiques dans lesquels nos édiles se sont employés à décrédibiliser leur adversaire, non pas sur le fond des idées mais sur leur personne, à grand renfort de phrases assassines et d’allégations mensongères ! Quel spectacle pour les citoyens que nous sommes ! Est-ce là l’exemple du débat public que nous voulons cultiver dans notre société ? Ces simulacres de débats où chacun surjoue sa position à coup d’invectives n’aboutissent qu’à créer encore plus de défiance vis-à-vis de la politique, et des politiques, et à donner une vision stérile des échanges d’idées.
Comme le disait Albert Camus : « Nous étouffons parmi des gens qui pensent avoir absolument raison ». Il semble que nous soyons nombreux à partager ce sentiment…
Pour toucher une population, un débat ne doit-il pas rentrer dans la société ? Se plonger dans les questions du quotidien ? Aborder avec humilité les crises traversées ? Ecouter avec compassion les besoins exprimés. Explorer avec curiosité les initiatives qui fonctionnent à une petite échelle pour les diffuser à des échelles plus grandes. Porter une parole ancrée dans le réel et dans l’humain…
Le plus important dans un monde en pleine transformation, est-ce avoir raison ou faire avancer les idées ? Il est possible de faire cohabiter harmonieusement des individus qui ne pensent pas la même chose, quand bien même nous devons en passer par des débats vifs. Il est d’ailleurs prouvé que le dialogue, pour être créatif, doit mettre à jour et instruire les désaccords, car ils jouent un rôle majeur dans les dynamiques sociales pour favoriser les apprentissages mutuels.
Et si nous nous employions à « relever le débat » ? Façonner une parole noble, forte et utile pour donner à comprendre et faire avancer les idées. Faire preuve d’exemplarité dans notre langage pour partager nos intentions et élaborer un monde commun.
Dialoguer pour avoir raison ou pour passer à l’action ?
La parole peut être fondatrice de la société en tant qu’agent de liaison, d’échange et d’intégration. Comme elle peut être facteur de division, de façon inconsciente, en étant source de malentendus ou de maladresses, ou de façon consciente, en devenant un instrument de manipulation, de mensonge et de domination. C’est de cette incapacité à se comprendre et à confronter nos points de vue que naît la violence.
Le dialogue est donc indispensable à la construction de liens sociaux car il favorise la communication pour nous amener vers une compréhension mutuelle. Il permet ainsi d’élaborer un monde commun ; il est l’hôte d’une relation à travers laquelle chacun peut exprimer ses pensées, ses émotions, ses valeurs, ses besoins… et partager des informations, des connaissances, des intentions… En cela, le dialogue est un mode d’accomplissement privilégié qui nous fait exister pour soi et à travers les autres.
Pour la politologue, philosophe et journaliste Hannah Arendt, « c’est parce qu’ils peuvent parler ensemble sur ce qui les concerne tous que les hommes peuvent partager la même vie et le même monde. Le dialogue est pour elle bien plus qu’une condition de la vie en société, il est un critère majeur d’humanité ».
Parler, ce n’est pas rien ! C’est le pouvoir de nommer, de créer et donc de donner forme à une réalité. Et lorsque la parole vise à accomplir quelque chose, elle devient action. Alors, dialoguer s’apparente à une réelle entreprise coopérative. Tout l’enjeu est ici d’inventer des espaces pour favoriser ce dialogue dans lesquels on se comprend et on décide ensemble de se mettre en action.
Récemment, j’ai eu l’occasion d’aborder la pratique du dialogue dans les organisations avec des collaborateurs et des managers qui souffraient d’un contexte littéralement « aphasique » les privant de toute discussion honnête et constructive sur leurs problématiques de travail. Ce phénomène est malheureusement la norme dans nombre d’organisations, qu’elles soient publiques ou privées. Libérer la parole sur l’expérience vécue du travail, à partir de situations concrètes, c’est libérer l’action des collaborateurs en les rendant capables de faire face aux multiples problèmes qui les empêchent d’être performants…
Dialoguer pour s’émanciper et créer ensemble, dans le travail
Indéniablement, le défi est aujourd’hui d’ouvrir le dialogue dans les organisations, là où il reste souvent frileux, voire stérile ! Nous devons lui faire une place dans les routines de l’entreprise, à tous les niveaux hiérarchiques, pour permettre aux individus de s’émanciper et d’élaborer en équipe les bases de l’action collective.
Dans les organisations, le dialogue s’articule autour de deux dimensions fondamentales : l’écoute et la discussion, pour confronter les objectifs stratégiques avec les réalités opérationnelles. L’enjeu est de lancer le débat au sein des équipes sur les différentes façons d’envisager l’activité et partager sur les critères du travail bien fait. En somme, créer des lieux d’expression sur l’activité dédiés à la coopération, permettant à chacun de développer son pouvoir d’agir dans une optique de résolution de problèmes.
C’est en discutant régulièrement du travail que l’on apprend la discussion sur le travail ! En le pratiquant assidûment, les individus se libèrent de leurs freins et de leurs peurs à exprimer leurs ressentis et à formuler clairement des demandes.
Otto Scharmer, maître de conférences au MIT où il a co-fondé le Presencing Institute, a identifié quatre modes de dialogue correspondant à quatre qualités d’échange. Ces modes de conversation illustrent bien le niveau de maturité d’une organisation en matière de dialogue et l’évolution possible vers l’émergence d’une pensée collective.
- Le mode automatique répond à un besoin de conformisme. Au sein des organisations, la majorité des réunions de travail utilisent ces échanges normalisés. Dans ce premier niveau, les participants se conforment au schéma dominant du politiquement correct, plutôt que d’exprimer ce qu’ils pensent vraiment. Le problème de ce type de conversation est qu’il empêche les équipes d’aborder les vrais sujets, lesquels seront traités autour de la machine à café ou sur le parking. Au travail, en nous contentant de nous livrer à ces échanges polis, nous faisons perdre du temps à l’ensemble de l’organisation.
- Le débat répond au besoin de dire ce que l’on pense pour affirmer sa différence. A ce niveau de conversation, nous délaissons un langage conforme aux conventions pour entrer dans des échanges plus musclés par lesquels les individus osent exprimer leur désaccord. A ce stade, nous jouons de nos arguments pour l’emporter sur la personne dont l’opinion diffère. A sein des organisations, le débat et l’expression des divergences permettent de mettre sur la table les différents points de vue.
- Le dialogue répond au besoin d’échanger avec empathie. Passer du débat au dialogue nécessite un profond changement du champ d’attention collective. Dans le dialogue, nous ne cherchons plus à avoir raison ; nous nous mettons à explorer le point de vue de l’autre en l’écoutant avec empathie. Lorsque nous entrons dans le champ du dialogue, notre point de vue s’élargit jusqu’à nous inclure en lui. Nous cessons alors de voir le monde comme un ensemble d’objets extérieurs et commençons à le voir à partir du tout, en y incluant nous-mêmes.
- La conversation générative répond au besoin de créativité. Ces conversations engendrent de nouvelles idées et produisent énergie et inspiration. Lorsque ce champ génératif est activé, les personnes rapportent souvent l’expérience d’un ralentissement du temps, dans lequel le silence occupe une place importante, et une levée de la frontière entre soi et l’autre laissant place à une présence collective d’où la conversation semble émaner. Ici, le groupe entre dans l’art de penser ensemble, laissant émerger les idées les unes des autres.
Pour une organisation, cette pensée collective, qui permet à une idée de naître puis d’être adoptée et complétée par d’autres, est un véritable catalyseur d’innovation et de performance. Cette qualité de conversation se tisse une relation plus humaine et plus consciente pour penser en confiance et apprendre ensemble. Cette confiance se construit vertueusement au fil des conversations, à partir d’une relation professionnelle dans lesquelles on peut se dire les choses en toute simplicité et bienveillance.
Le rôle du manager est capital dans le déploiement et la régulation du dialogue, en tant que soutien et animateur. Il articule les prises de parole de chacun, aide à gérer les désaccords, contribue à recentrer la discussion sur le travail… Cette mission requière des compétences telles que l’écoute, l’empathie et la souplesse relationnelle. Le manager assume également la responsabilité de formaliser et d’entériner les décisions prises lors de ces séances de dialogue, voire de faire remonter au niveau supérieur les besoins de validation ou de ressources pour la mise en œuvre des idées ou innovations.
« Dans un dialogue, personne n’essaie de l’emporter. Lorsque quelqu’un gagne, tout le monde gagne » selon David Bohm, physicien et philosophe américain auteur de l’ouvrage Le dialogue.
Dans le dialogue, les individus gagnent en autonomie et en responsabilité, les équipes gagnent en créativité et en aisance relationnelle, les managers gagnent en leadership et en légitimité et enfin, l’organisation gagne en innovation et en performance…
Auteure : Valérie Charrière – Villien, auteure du blog : La cité du travail libéré(https://lacitedutravaillibere.wordpress.com/)
Cet article exprime un point de vue. Il est surtout une invitation à en initier d’autres, en prolongement ou en rebond par rapport à cette esquisse. Les réactions et commentaires sont donc les bienvenus…
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