Ce pourrait être le titre d’une série américaine à succès. C’est aussi un sujet qui entre en force dans l’entreprise. Il suffit d’entendre l’hymne à l’amour lancé par certains patrons pour leurs salariés. De voir ces applications digitales invitant à liker son entreprise. Ou de constater la place grandissante de la bienveillance, de la gentillesse et des bonnes intentions, autant d’expressions qui font florès dans les organisations.
Une relation amoureuse polymorphe
Commençons ces réflexions libertines en rappelant que le rapprochement entre l’amour et l’entreprise repose sur une analogie polymorphe. On parle de l’amour en entreprise, l’amour de son entreprise, l’amour du métier, l’amour du travail (bien fait), l’amour de ses collaborateurs, de son chef ou de son client. Passons rapidement sur l’amour en entreprise, référence aux situations torrides qui alimentent les conversations autour de la machine à café. Cela reste cependant une réalité de la vie des entreprises puisqu’un tiers des couples se rencontrent au bureau. Au-delà de cet aspect, la force métaphorique de l’amour en fait une grille de lecture attrayante des relations vécues dans les organisations.
Le côté pile des relations amoureuses
C’est la dimension romantique, au sens d’Alain de Botton, repris dans un blog de Maurice Thévenet. L’employé aime son entreprise et l’entreprise aime ses salariés. Tout commence par une rencontre qui se scelle par un contrat de mariage, précédé d’une période de séduction plus ou moins longue. Dans les processus de recrutement, on peut assister à des coups de foudre émotionnels, voire des parcours romanesques qui bousculent les conventions, comme ces histoires de brillants haut potentiels qui quittent leur grande entreprise pour rejoindre une start-up ou se lancer dans un projet humanitaire. On voit également des mariages de raison ou arrangés, à l’instar des cas de successions de dirigeants.
Puis on construit une relation, une vie en commun, on fait des enfants sous la forme de projets, qui grandissent plus ou moins bien !) On devient plus mûrs. Les habitudes et la routine l’emportent sur l’enthousiasme des premières années, mais on reste attachés l’un à l’autre.
La vision romantique de l’amour lui confère sa dimension éternelle, depuis le recrutement jusqu’au départ en retraite. Quand on se passe la bague au doigt, c’est pour toujours. On retrouve ici le modèle traditionnel de l’emploi à vie, de la dimension morale du respect des codes et du foyer sécurisant que fournissait l’entreprise paternaliste à ses employés.
Dans cette perspective, les thèmes récurrents autour du bonheur, du bien-être, de la satisfaction et de l’engagement sonnent comme autant d’injonctions. On doit être heureux au travail comme en couple. Quitte à charger des chief happiness officers d’y veiller.
Le côté face des relations amoureuses
Le romantisme redevient réalisme au travers des tensions, des engueulades, des trahisons, des ruptures et des chagrins. La confiance se rompt. Les désillusions s’enchaînent. On ne croit plus au projet, les valeurs fondatrices se diluent dans la réalité du business. On ne supporte plus son patron. Les salariés se sentent trahis par une direction qui a fait acte d’adultère en trompant le corps social avec des investisseurs étrangers. La direction se sent trahie par des collaborateurs infidèles dans lesquels elle avait pourtant tant investi. Le travail n’a plus sens ni saveur.
La souffrance, le mal-être, la dépression, le burn out deviennent les indicateurs d’une relation rompue. S’en suivent des dramaturgies sociales, avec leur lot de crises et ruptures consenties ou conflictuelles. Ou, pire encore, le désengagement passif sous le poids de la routine quotidienne. On continue de dormir ensemble certes… mais on ne couche plus ! L’amour du travail bien fait est soumis aux mêmes aléas. La performance l’emporte. Moins de temps et moins de moyens pour faire plus. Et l’amour doit se faire désormais en groupe, sous l’injonction de travailler ensemble et de collaborer ! Par étonnant que notre rapport au travail ressemble à une histoire d’amour déçue…
Le futur des relations amoureuses
Poussons un peu plus loin le parallèle en imaginant le lien entre amour et entreprise à l’ère digitale. Se profile l’avènement de situations telles que décrites dans le film Her où Spike Jonze met en scène un écrivain solitaire, en mal d’amour, qui tombe amoureux de son assistante vocale, un logiciel en fait. Ou encore la série TV Real Humans dans laquelle chaque humain achète son « hubot », des androïdes à l’apparence si terriblement authentique que certains en tombent amoureux.
Sans en arriver à ces visions futuristes, de nouveaux modèles amoureux viennent bousculer l’ancienne vision binaire. Aujourd’hui, dans le monde du travail, on se pacse ou on vit en concubinage (CDD, stages). On organise des infidélités (contrats de prestation). Le flirt (travail temporaire), la polygamie et le libertinage se développent (logique multi-employeurs). Je t’aime, moi non plus !
S’engager dans une relation amoureuse
On le voit, amour et entreprise revêtent en commun trois attributs essentiels. Le premier est dialectique. Les deux faces, romantique et réaliste, cohabitent. Le second est longitudinal. Les relations amoureuses se transforment au fil du temps. De jeunes époux ou un vieux couple peuvent s’aimer, mais il ne s’agit pas du même amour. On retrouve ces phases dans un travail ou une relation avec un employeur. L’espérance au moment de la signature d’un contrat de travail, le temps de l’apprentissage et de la construction d’une confiance mutuelle, la monotonie, les tensions et conflits, le temps pour les dépasser et se reconstruire, le temps du départ et de l’oubli.
La troisième dimension est relationnelle. Faut-il le rappeler, l’amour se fait (au moins) à deux. Si l’être humain a besoin d’amour, il a aussi besoin d’en donner. Cette réciprocité exige du courage et de l’engagement. Le bandeau de l’ouvrage d’Alain de Botton précise que « L’amour vient en aimant ». Voilà ce que beaucoup pourraient méditer pour leur expérience professionnelle. Une bonne expérience de travail vient aussi d’avoir osé l’assumer, d’avoir décidé de la vivre et pas seulement de la subir. N’attendons pas que le bonheur nous soit apporté par d’autres : école, entreprise, collègues ou managers.
High-tech et high-touch
La dimension relationnelle prend encore plus d’importance à l’ère des réseaux sociaux et du digital. High-tech doit rimer avec high-touch. La montée en puissance des relations virtuelles et distantes nécessite une vigilance accrue sur leur nature et leur qualité. Aimer l’autre, c’est aussi veiller sur lui, être prêt à contribuer à la satisfaction de ses besoins. Et puisqu’il est question d’amour au travail, ce sont essentiellement ses besoins d’appartenance et de reconnaissance. Chacun peut être à l’initiative d’attitudes positives qui vont se répandre par effet d’exemple. Exprimé de cette façon, l’amour n’est pas si compliqué. Il n’est rien d’autre qu’un acte managérial de base, mais tellement essentiel !
Alors, oui, on ne parle pas assez d’amour en entreprise. Dans un monde digital, de plus en plus désincarné, il n’est pas question ici de réhabiliter le Prince Charmant, encore moins son avatar moderne, le bisounours, dont on aime tant se moquer au bureau. Il importe simplement d’oser libérer la parole sur l’amour en entreprise, sur l’amour de l’entreprise. Une manière d’envisager autrement les tartes à la crème du bonheur, du plaisir et du bien-être au travail.
Ce modeste hymne à l’amour d’un Roméo contemporain aurait-il suscité un quelconque émoi chez Juliette ? Une réflexion peut-être, qui aurait d’ailleurs pu lui être salutaire. Car c’est l’absence de parole libérée sur leur relation qui a conduit les deux amants à la mort. Un manque de lucidité et de courage managérial dont seul Shakespeare, finalement, aura trouvé son compte…
Auteur : Thierry Picq
Cet article exprime un point de vue. Il est surtout une invitation à en initier d’autres, en prolongement ou en rebond par rapport à cette esquisse. Les réactions et commentaires sont donc les bienvenus…
Contact : t.picq@intedyn.fr
Laisser un commentaire